Deuxième rencontre - 2008, Sainte-Maure de Touraine

Article: Les fromages de chèvre disparus ou en voie de disparition

Jean-Claude Le Jaouen

Les fromages de chèvre ont toujours occupé une place particulière dans le paysage fromager français en raison de leur diversité (près d’une centaine de variétés recensées), de leur origines régionales très anciennes, de leurs traditions de fabrication liées à de véritables savoirs -faire ancestraux et, enfin,de la volonté des professionnels de les protéger à l’aide des outils techniques et juridiques existants.

Aujourd ’hui, avec une production annuelle de plus de 100 000 tonnes et une consommation en croissance continue depuis plus de 50 ans, le marché des fromages de chèvre affiche un dynamisme remarquable. Ce dynamisme est principalement le fait des fabrications industrielles dont le volume s’est accru de 40 000 à 86 000 t de 1993 à 2007.Inscrite dans la durée, cette dynamique se maintient même si la consommation connaît des fluctuations selon les conjonctures annuelles.

Il est par ailleurs remarquable que cette croissance se réalise avec des fromages pur chèvre (96% des tonnages produits) et affinés (80% des tonnages), tandis que les produits mi-chèvre et de mélange ne représente que 4% du total.

Un autre fait remarquable est que les fabrications actuelles, offertes sur le marché, sont présentées majoritairement sous des formes et avec des dénominations traditionnelles même si, depuis deux décennies, des innovations ont été lancées afin de s’adapter aux évolutions des goûts et des modes de consommation.

C’est ainsi que les formes bûchettes et bûches représentent aujourd’hui plus de la moitié des fabrications. Cette situation résulte notamment de la ligne politique constante conduite par la filière caprine française qui, au travers des réglementations fromagères successives (cela depuis 1971), a voulu protéger les formes et dénominations spécifiques aux fromages de chèvre afin, de bien les identifier sur les linéaires et les étals de vente.

Parallèlement ont été engagées des démarches d’identification et de protection par la voie des appellations d’origine contrôlée. C’est ainsi qu’en 2006 le Mâconnais de Bourgogne a été reconnu, portant à douze le nombre des AOC (6000 tonnes) sur les 43 AOC fromagères, toutes espèces confondues.

Une autre originalité de la filière fromagère caprine française est d’avoir réussi à maintenir vivant et significatif en volume son secteur de la transformation à la ferme. Avec 15 000 tonnes de production annuelle (15% de la production nationale), les fromages de chèvre fermiers occupent sur le marché une place importante bien supérieure à celle des fromages fermiers de vache et de brebis dont les volumes sont en déclin.

Très attachés à leurs fromages régionaux, les fromagers fermiers (2400 en 2005) maintiennent la grande tradition et la diversité des fromages locaux de terroir, tandis que l’industrie tend à se concentrer sur une quinzaine de variétés principales.

Cette diversité des fromages régionaux fermiers se rattache à différentes familles technologiques dans lesquelles dominent largement les pâtes molles lactiques fraîches et affinées et, dans une moindre mesure, les pâtes pressées non cuites principalement originaires des zones de montagnes.

Mais à côté des fromages régionaux les plus connus et réputés (Chavignol, Sainte-Maure de Touraine, Selles-sur-Cher, Chabichou, pyramides, Picodon, Pélardon, Cabécou, etc) il existe également un certain nombre de fromages moins connus et parfois délaissés sinon quasiment abandonnés.

Pourtant, ces fromages en voie de régression sinon de disparition appartiennent comme les autres au patrimoine fromager de leur région et méritent donc que l’on s’intéresse à eux.

C’est pourquoi le groupe d’ ethnozootechnie caprine de la SEZ a décidé de créer un groupe de travail afin de dresser un inventaire de ces « petits » fromages de chèvre et d’en caractériser la situation.

Cette action, en phase de démarrage, s’intéresse donc prioritairement aux fromages présentant une ou plusieurs des caractéristiques suivantes :

  • fromages de chèvre ou de mélange appartenant à une tradition régionale ancienne.
  • fromages avec de petits volumes, en régression ou parfois disparus (peu nombreux heureusement).
  • fromages ayant failli disparaître et relancés grâce à des actions professionnelles volontaristes.
  • Fromages présentant des particularités originales de fabrication et/ou d’affinage.

A priori, et sur la base d’un premier inventaire établi « à dire d’experts » sur ces critères, ce sont 15 à 20 fromages qui devraient être concernés et faire ainsi l’objet d’investigations dans les prochaines années.

Ce premier travail, dont nous rendons compte, présente quelques fromages caractéristiques répondant aux critères précités et qui sont essentiellement localisés dans le sud de la France et dans le Poitou-Charentes.

La Brousse du Rove - Provence

Fleuron du patrimoine fromager provençal la Brousse du Rove porte le nom du village éponyme situé dans les collines au nord-ouest de Marseille. Ce village, célèbre pour ses chèvres dites de la race du Rove, a compté jusqu’à 4000 chèvres pour 400 habitants au début du siècle, mais il est aussi connu pour ses fromages frais très originaux appartenant à la grande famille des brousses méditerranéennes au lait de chèvre, de brebis et de vache.

La fabrication ancestrale des Brousses du Rove au pur lait de chèvre repose sur un chauffage progressif du lait (après chaque traite) jusqu’à une température de l’ordre de 82°C après ajout d’une petite dose de vinaigre.

Ce chauffage permet ainsi la floculation des protéines du lait qui remontent en surface du chaudron où elles sont recueillies avec une écumoire et moulée délicatement dans des moules tronconiques percés de 12 centimètres de hauteur,ces moules très particuliers étant appelés des étuis. Après égouttage de quelques heures, les brousses d’un poids de 40 à 50 grammes sont vendues pour être consommées rapidement.

La brousse est donc un fromage frais obtenu par thermocoagulation, sans faire usage d’un coagulant comme la présure pour le caillage.

Cette Brousse du Rove, très réputée à Marseille où les « broussiers » venaient chaque jour vendre leur production, se consomme en l’état, sucrée arrosée d’eau de fleur d’oranger,salée ou encore peut entrer comme ingrédient dans la préparation de flans ou d’omelettes.

Légère, fine, fondante en bouche la Brousse demande un vrai savoir-faire pour sa fabrication, notamment pour la bonne conduite du chauffage directement liée à la qualité finale du produit.

Ce fromage provençal, pourtant réputé localement, a cependant faillit disparaître dans les années 1990 car il ne subsistait alors que 3 ou 4 producteurs fermiers travaillant de façon plus ou moins traditionnelle, certains d’ailleurs avec du lait d’ Alpines et non pas de chèvres du Rove.

La mésentente entre producteurs a même fait craindre la disparition de la brousse en dépit de quelques tentatives de regroupement pour protéger ce fromage si original.

Depuis peu une association de producteurs s’est créée afin d’obtenir une protection par la voie des appellations d’origine et un premier projet a été élaboré.

D’un point de vue plus général la Brousse du Rove prend place dans la gamme très large des fromages obtenus par chauffage du lait, du lactosérum doux, parfois de leur mélange. Il s’agit d’une technique fromagère traditionnelle que l’on rencontre dans la plupart des pays méditerranéens où elle est principalement utilisée avec les laits de petits ruminants (Brucciu en Corse, Ricotta en Italie, Requeson en Espagne,etc).

Caillé doux de Saint-Félicien – Ardèche

Fromage de tradition fermière exclusive, ce caillé doux porte le nom de Saint-Félicien, petite bourgade du nord de l’Ardèche. Peu connu, avec une production qui est restée très locale et assez confidentielle (une petite vingtaine de producteurs), ce fromage survit dans un environnement dominé par les fromages lactiques tels le Picodon AOC dont l’aire de production recouvre d’ailleurs totalement le petit terroir traditionnel du Saint-Félicien.

Rarement cité dans la littérature spécialisée, il s’agit cependant d’un fromage très particulier et intéressant à plus d’un titre mais dont la fabrication se révèle délicate à maîtriser. Petit fromage rond (1 à 2 cm d’épaisseur),d’un poids de vente de 90g environ, il se présente sous la forme d’un petit palet plat avec un croûtage fleuri (de couleur crème, blanc, bleu).

Fabriqué au lait de chèvre cru et entier, son emprésurage intervient généralement à chaud dans l’heure qui suit la traite du matin. L’acidification lente est limitée (caillage de 1,5 à 3h) ce qui donne un caillé à caractère présure minéralisé à l’origine de son nom, caillé doux, c’est à dire sans goût acide comme celui des fromages lactiques à l’état frais.

Moulé dans des moules à Picodon, le caillé subit un égouttage spontané (sans pressage) avec plusieurs retournements. Après salage, le fromage sera affiné une quinzaine de jours environ en cave humide ou, comme autrefois,dans des coffres ou des armoires en bois. Quand surviennent des défauts de flore de surface (oïdium, mucor) il est parfois lavé à l’eau salée ou au sérum, ce qui lui confère ce goût particulier des fromages à croute lavée.

Ce fromage très ancien a fait l’objet, dès 1970, d’un accompagnement technique sur le plan local et il bénéficiait d’une catégorie spécifique dans le concours national du fromage de chèvre fermier. Une association de producteurs a été créée dans les années 1970, avec dépôt d’une marque collective et élaboration d’un règlement technique.

Cette association existe encore et s’efforce de maintenir l’existence de ce fromage. Aujourd’hui le caillé doux de Saint-Félicien lutte pour sa survie, tandis que le nom de Saint-Félicien est désormais réservé à un fromage de vache enrichi en matière grasse et produit en laiterie dans la région lyonnaise.

Comme son cousin local au lait de vache, le Rogeret, le Saint-Félicien caillé doux mériterait incontestablement d’être mieux connu et apprécié pour ses qualités gustatives qui le différencient des autres fromages de chèvre de la région Rhône-Alpes.

Calenzana-Corse

Les fromages corses jouissent, à juste titre, d’une réputation bien établie liée à la longue tradition pastorale et fromagère de l’ile, à ses troupeaux de chèvres et de brebis de races corses et à une véritable culture fromagère insulaire qui se maintien bien vivante avec ses bergers et ses transformateurs fromagers artisanaux. L’inventaire des principales variétés traditionnelles de fromages de chèvre et/ou de brebis permet de décliner trois principales familles technologiques de produits :

  • les pâtes molles avec le Niolu, le Venacu, le Bastelicacciu et le Calenzana.
  • les pâtes pressées non cuites de type Cuscio ou Sartenais principalement fabriquées dans le sud de l’ile.
  • le Brucciu, fromage de lactosérum de brebis ou de chèvre, additionné de lait, frais ou affiné qui bénéficie d’une AOC.

A ces fabrications traditionnelles fermières s’ajoutent aujourd’hui nombre de produits industriels, pâtes molles, pâtes pressées et parfois pâtes lactiques vendues sous des marques commerciales d’entreprises rappelant les dénominations traditionnelles.

Si la plupart des fromages corses sont encore de nos jours bien présents,il en est un qui semble menacé:le Calenzana avec son mode d’affinage original.

Ces fromages sont fabriqués par les bergers du Niolo transhumant en Balagne avec leurs troupeaux. Il s’agit donc de fromages pâte molles de type Niolu qui sont collectés par des affineurs installés dans la petite bourgade de Calenzana, proche de Calvi.

Ces affineurs vont assurer la conduite de la maturation des fromages dans des coffres en bois d’où les fromages seront régulièrement sortis, frottés a la saumure,cela pendant un à trois mois jusqu’à obtention d’une pâte fermentée et protéolysée, à goût très fort.

Pendant longtemps ces fromages ainsi préparés ont été exportés sur le continent où ils ont contribué à assoir la réputation musclée du goût des fromages corses.

Autrefois plusieurs affineurs exercaient à Calenzana et dans ses environs alors qu’aujourd’hui il n’en reste plus que deux, ce qui rend aléatoire le maintien de ces fromages dans l’avenir. De plus la sédentarisation généralisée des élevages, l’abandon de la double transhumance, la tendance à commercialiser des fromages moins agressifs au niveau du goût et le développement des fabrications plus standardisées vont dans un sens défavorable au Calenzana.

Banon fromage ressuscité - Haute-Provence

Fromage traditionnel des pays de Haute-Provence, le Banon revient de loin car sa production était devenue très marginale dans les années 80.Sous cette dénomination on trouvait alors surtout des fromages de chèvre lactiques, souvent vendus à l’état frais ou mi-secs,sans compter les innombrables imitations industrielles au lait de vache fabriquées notamment dans l’Isère. Un jugement avait même défini le Banon comme un fromage au lait de vache !

C’est donc une véritable renaissance qu’a connu l’authentique Banon sous l’impulsion d’un petit noyau d’éleveurs fromagers fermiers qui se sont constitués en association devenue, en 1997, le Syndicat Interprofessionnel de défense et de promotion du Banon.

Fromage de caractère, c’est une pâte molle qui porte le nom éponyme de la petite ville de Banon dans les Alpes-de-Haute-Provence. Il présente une double particularité le différenciant bien de la majorité des fromages de chèvre :

  • fabriqué à partir de lait de chèvre cru et entier, c’est un caillé doux à caractère présure et non pas une pâte lactique.
  • après une phase d’affinage de la tome pendant 5 à 10 jours, le fromage est enveloppé dans des feuilles de châtaigner séchées qui sont liées par un brin de raphia. Il achève ainsi son affinage de 10 jours minimum ,en milieu confiné,et acquiert des saveurs fortes tandis que la pâte devient crémeuse à coeur.

Reconnu en Appellation d’Origine Contrôlée depuis le 23 juillet 2003 le Banon dispose d’une aire géographique de production réservée couvrant la Haute-Provence avec un cahier des charges assez contraignant : chèvres de race Alpine et races locales (Provençale, Rove), production limitée à 850 kgs de lait par an, 210 jours minimum de pâturage par an etc.

Aujourd’hui le Banon traditionnel, fermier et artisanal, peut être considéré comme sauvé avec une production annuelle dépassant la centaine de tonnes.

- N-B : Ce texte doit être complété par une contribution de Frédéric Gobin qui a travaillé sur les fromages de chèvre du Poitou-Charente. Au total ce sont 5 à 6 fromages répondant aux critères retenus qui ont été recensés.

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