Deuxième rencontre - 2008, Sainte-Maure de Touraine

Article: L’espèce caprine est restée historiquement en marge de la création de races

Bernard DENIS

La plupart des races d’animaux domestiques sont « nées officiellement » au XIX° siècle et au début du XX°. Le nombre de races qui sont alors apparues varie considérablement selon les espèces, la chèvre ayant été très peu concernée. Nous rappellerons ce que les zootechniciens ont identifié comme races de chèvres au XIX° siècle, puis nous proposerons un schéma-type de la manière dont une race pouvait voir son existence officialisée et, enfin, nous nous interrogerons sur les causes du faible impact du processus de raciation dans l’espèce caprine.

LES RACES DE CHÈVRES EN FRANCE AU XIX° SIÈCLE

L’Abbé ROZIER (1785) ne mentionne aucune population caprine autochtone mais décrit la chèvre d’Angora, qu’il conseille d’acclimater en France afin de réduire nos importations du « beau poil de chèvre » dont ont besoin nos manufactures. En 1837, TESSIER précisera que les chèvres françaises ne donnent que de la viande et du lait, tandis que les chèvres d’Angora et de Cachemire, tout en offrant les mêmes avantages, fournissent de surcroît un poil très fin et très précieux. Par la suite, les zootechniciens reprendront avec une belle régularité cette idée d’implanter en France ces deux dernières races, n’évoquant par ailleurs très rapidement que la « chèvre commune » et l’une de ses variantes, la chèvre du Mont d’Or.

Il faudra attendre SANSON (1886), puis CREPIN (1906) pour voir apparaître les races Alpine, des Pyrénées, du Massif Central, Poitevine, Corse, avec d’ailleurs quelques divergences de présentation entre ces deux auteurs.

Beaucoup plus tard, DECHAMBRE (1934-35) se fera particulièrement synthétique, affirmant que la plupart des chèvres françaises se rangent dans les races Alpine, des Pyrénées et du Massif Central (la Poitevine s’y rattachant) et évoquant à peine la chèvre commune, « aux formes heurtées et d’apparence souvent étique », résultant de croisements non contrôlés et diversifiés.

Au total, la littérature zootechnique atteste que la chèvre a peu généré d’attention et n’a guère suscité de véritable création de races dans l’histoire.

Demandons nous maintenant, au travers d’un schéma-type, comment sont apparues officiellement les races d’animaux domestiques.

SCHÉMA-TYPE DE « CRÉATION » DES RACES

L’idée prévaut aujourd’hui que les races sont une création totalement artificielle de la part de l’Homme. Ce n’est vrai qu’en partie, et seulement si l’on considère qu’une race n’existe qu’à partir du moment où elle a été standardisée et fait l’objet du fonctionnement d’un livre généalogique. En réalité, si l’on constate que la plupart des races portent un nom de région, on peut conclure qu’elles existaient bien avant leur création officielle : sont là pour l’attester, à la fin du XVIII° siècle, le mémoire de De FRANCOURT sur les bovins et le magistral ouvrage de l’Abbé CARLIER sur les moutons.
Pour imaginer la manière dont les races sont nées au XIX° siècle, il est encore possible de se référer à ce qui se passe aujourd’hui : des exemples sont disponibles en France concernant la chèvre, le mouton, le chien.

Dans tous les cas, il existe depuis longtemps une population régionale que les éleveurs savent identifier, même si elle est éparse parmi bien d’autres animaux, comme étant la race « du pays ».Issue d’une longue différenciation, mais ayant connu aussi des apports extérieurs, elle est évidemment hétérogène. Elle possède toutefois suffisamment de caractères communs pour être identifiée : dans son histoire, le processus de différenciation/sélection l’a donc emporté sur les croisements désordonnés.
A un certain moment peut naître un désir de concrétiser officiellement l’existence de la race. L’initiative est prise par des éleveurs, parfois même un seul (ce fut à coup sûr le cas dans le passé pour beaucoup de races) ; elle peut être le fait de l’Administration ou, aujourd’hui, d’instances responsables de la gestion d’une filière (Société canine nationale par exemple) ; récemment, des Ecomusées ou Conservatoires concernés par la sauvegarde de l’agrobiodiversité régionale se sont également chargés de ce travail. Rapidement, les éleveurs « se prennent au jeu ». L’existence d’un ou plusieurs animateurs est fondamentale.

L’étape suivante est la définition d’un standard, l’ouverture d’un livre généalogique et la reconnaissance officielle de la race. L’hétérogénéité morphologique et la variabilité génétique se réduisent (parfois trop) et la race commence son histoire officielle.

Dans la mesure où la chèvre était présente partout, avec des densités toutefois variables, on peut se demander pourquoi cette espèce n’a que très peu bénéficié de ce processus de transformation de la population régionale en race officielle.

POURQUOI SI PEU DE RACES DE CHÈVRES AU XIX° SIÈCLE ?

Un certain nombre de facteurs sont connus –toutes espèces confondues- pour avoir favorisé la création officielle de races.

D’abord, la concentration des effectifs : c’est, traditionnellement, dans les zones à forte densité du cheptel concerné que naissent les races. Ce facteur expliquerait que des races de chèvres n’aient pas manqué d’apparaître dans certains pays du Bassin méditerranéen. En France, cela n’a pas joué. Pourtant, il existait des zones où la densité caprine était forte, comme l’atteste par exemple l’Atlas de la France agricole de HEUZÉ (1875) : la Corse, l’Ardèche puis, dans une bien moindre mesure, la Loire, l’Isère, les Deux-Sèvres, l’Indre.

La taille moyenne des exploitations est un autre facteur considéré comme important : seuls, les « grands éleveurs » étaient, au XIX° siècle, susceptibles de devenir des leaders de race, comme cela s’est observé chez les bovins et les ovins. Nous ne disposons pas d’informations sur la taille des troupeaux de chèvres à cette époque : il est probable que les grands troupeaux étaient peu nombreux et que la chèvre ne faisait pas l’objet d’un élevage spécialisé.

Il faut aussi que l’espèce concernée bénéficie d’une réputation porteuse. Or, on sait bien que ce n’est pas le cas de la chèvre. En 1837 déjà, TESSIER écrivait : « La chèvre est la vache du pauvre et des montagnes arides ». Comment imaginer, avec une telle réputation, que l’espèce caprine ait pu susciter de l’intérêt dans le contexte de modernisation de l’agriculture et de l’élevage de la seconde moitié du XIX° siècle ?

On fait remarquer également que l’élevage des chèvres était l’affaire des femmes et qu’elles n’auraient certainement pas pu prendre l’initiative d’une action collective en faveur de la reconnaissance officielle d’une race. Sans nier l’impact de ce facteur, il convient de rappeler que la « basse-cour », élément important de la « Maison Rustique des Dames », a donné lieu à l’apparition de nombreuses races au XIX° siècle.

D’autres éléments pourraient être mentionnés, la liste ayant de bonnes chances de s’enrichir lors de la discussion qui suivra notre exposé.

En conclusion

La Chèvre est bien restée à l’écart du mouvement général de création de races qui s’est observé dans la seconde moitié du XIX° siècle et au début du XX°. Elle n’est pas la seule : l’Âne, par exemple, présent partout et rendant d’innombrables services, a connu le même sort. C’est probablement parce que ces deux espèces n’étaient pas considérées comme « nobles » qu’elles ont été ignorées mais d’autres facteurs ont à coup sûr joué. On sait que toutes deux sont en train de prendre leur revanche puisque le nombre de races françaises de chèvres et d’ânes n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui.

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