Deuxième rencontre - 2008, Sainte-Maure de Touraine

Article: Analyse et réflexions sur 12 ans de fêtes caprines dans la Drôme

Jean-Noël PASSAL

Naissance et mort d’une fête et d’un patrimoine en action

Impliqué à trois titres (ancien chevrier - chroniqueur pour la revue « La Chèvre » - ethnologue du patrimoine caprin), j’ai participé et rendu compte des fêtes Caprines en Val de Drôme de leur création (1996) à leur dernière édition (2008). Après avoir enquêté sur les fêtes de la chèvre et leurs acteurs dans un mémoire de l’EHESS, j’ai analysé les énergies humaines et financières nécessaires pour mener à bien ces fêtes, ainsi que la volonté de les pérenniser. L’expérience se termine en 2008 sur ce qui ressemble à un double échec : l’arrêt des fêtes et l’enterrement du projet de la Maison Internationale de la Chèvre. Quelles en sont les causes ? Les limites du bénévolat, les enjeux des structures intercommunales et politiques, la dispersion des moyens d’action de la filière caprine, voire la volonté pour chacun (AOC Picodon Drôme-Ardèche, Syndicat caprin, Chambre d’agriculture, et autres chaînons de cette filière) de ne pas vouloir s’investir dans un projet de synthèse ? Le métier de chevrier, la production caprine, la culture et le patrimoine caprin, les arts et la fête sont-ils compatibles ?

1/Les originalités des Caprines

a - Un animal identitaire
Quand les visiteurs de la première fête ont envahi la tour de Crest (Drôme) en 1996, personne ne savait ce que cette journée allait donner. Flop ? Fête moyenne ? Ce fut un succès avec près de 3000 visiteurs au lieu des 500 attendus ! Les raisons de ce succès tenaient d’une part aux ingrédients : un animal identitaire d’un territoire, un cocktail structurel dynamique, une filière forte et motivée. Mais cette « mayonnaise » aurait pu retomber en eau s’il n’y avait eu une âme, un animateur quasiment charismatique : Raymond Ballon, alors directeur de la Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) de Crest. Travaillant de concert avec les animateurs du District d’Aménagement du Val de Drome (DAVD, devenu par la suite CCVD – Communauté de Communes…), ils ont d’abord identifié ce qui pouvait représenter ce territoire : il s’est avéré que le point commun à ses habitants était la chèvre. Tout le monde avait gardé ou vu une chèvre un jour ou l’autre, tout le monde a mangé, mange et mangera du fromage de chèvre, « picodon » commun ou « Picodon AOC Drôme-Ardèche ». La chèvre est une culture réelle et fantasmée ancrée profondément dans cette région autour de Crest, tout autant qu’une réalité économique et agricole.

b - Le poids et la dynamique de la filière caprine en Val de Drôme
En 1996, l’agriculture caprine représentait 280 chevriers sur le territoire du DAVD : 10000 chèvres sur 4 cantons. Une industrie laitière avec 14 millions de litres de lait de chèvre produits ou transformés (dont 8 à la Coopérative de Crest), compte tenu de l’apport de l’Ardèche toute proche. La moitié du lait était vendue directement aux transformateurs coopératifs ou privés, un quart de la production aux affineurs et le dernier quart en vente directe. Depuis, comme partout, le nombre de chèvres et le litrage produit ont augmenté, tandis que le nombre de chevriers tend à diminuer.
Tout au long de ces années, il faut souligner la participation aux fêtes des différentes et nombreuses structures composant la filière caprine : Syndicat caprin, Chambre d’Agriculture, AOC Picodon Drôme-Ardèche, MFR de Divajeu, CIVAM (de ferme en ferme), Coopérative de Crest, PEP caprin Rhône-Alpes, station expérimentale du Pradel en Ardèche, association FERME, etc., sans oublier le Comité de la fête du Picodon à Saoû.

c - Des chevriers en quête de reconnaissance
Patrick Sourbès, président du syndicat caprin, livrait sa pensée lors de la première fête : « Pour moi, chevrier, c’est l’envie irrésistible de communiquer au plus grand nombre une passion, un art, un métier, une tradition. Une fête pour mettre à l’honneur notre profession de chevrières et chevriers. Nous sommes très connus du public par notre produit, le fromage de chèvre, le Picodon. Mais que savons-nous des chevriers, artistes, musiciens, sculpteurs, cultivateurs et amoureux de la nature que nous sommes ? La chèvre et son milieu engendrent une effervescence artistique et variée en Val de Drôme : il lui manquait un événement pour que la rencontre ait lieu. »
Ce chevrier-fromager a, par la suite, en toute logique de la dynamique des Caprines, écrit un livre « Bonjour les chèvres » illustré des photos de Brigitte Kohl. En 2008, cette photographe de talent a réalisé une rétrospective de 1000 photos couvrant les 12 années de fêtes. Un travail impressionnant !

d - La volonté et les moyens d’une « fête transversale »
Le « transversal », une notion novatrice il y a douze ans pour désigner cette volonté de travailler à travers (malgré) les murs administratifs, financiers et parfois mentaux : comment mettre en œuvre en même temps l’agriculture, la culture, la pédagogie et les arts ? Il n’est déjà pas évident que des agriculteurs fassent la fête sur le thème de leur production, mais de là à rencontrer des artistes, des « cultureux »… Gens tout aussi souvent isolés dans leur propre monde. Ce « mélange » du secteur économique et du secteur culturel était une nouveauté, un pari, que la Région encourageait financièrement par le biais du contrat pluriannuel de développement culturel. C’est ainsi que Raymond Ballon en qualité de coordinateur de la vie culturelle en Val de Drôme, Hugues Vernier animateur du DAVD, ont permis la fécondation du « noyau dur » des Caprines : une équipe de chevriers inventifs, ouverts, dont la famille Gascoin, et bien d’autres…

e – La mobilisation préférentielle des « néos »
Les néo-ruraux (chevriers et artistes) ont été les moteurs incontestés des Caprines. Le dynamisme, l’imagination, la créativité, la volonté de rencontre et l’encouragement de ces utopistes aurait pu ne pas aboutir à la réalisation de la fête. Deux étapes ont dû être franchies. La première, c’est la rencontre entre agriculteurs et gens du monde de l’art et de la culture. Mais l’opposition apparente entre eux ne résiste pas à l’analyse, qui laisse plutôt apparaître de nombreux points de similitude dans le mode de vie responsable et volontaire.
La deuxième, et la plus importante, est l’adéquation de cette minorité avec le reste de la population. La volonté de création d’une fête annuelle rassemblant des milliers de personnes aurait pu avorter faute d’insertion dans la population locale. Sur le territoire du Val de Drôme, la coexistence, voire la fusion des deux populations nommées « néos » ou « archéos » ne pose pas de problème. Sans doute que le temps, la capacité d’accueil des habitants (la présence protestante) et surtout la naissance d’une nouvelle urbanité / ruralité, brouillent les cartes d’un clivage dépassé. Ce qui n’est pas le cas encore de tous les départements français, comme l’Ariège par exemple.

f - Une cause principale du succès : la médiation avec la population locale par le milieu scolaire et associatif
Si les Caprines sont des fêtes populaires, cela est dû à la volonté des organisateurs d’intégrer la pédagogie et l’éducation populaire dans les moyens de la fête. Le sujet de la chèvre, traversée par l’art et la culture, le permet. Encore faut-il en poser fortement le principe et les moyens.
Depuis la première année, les enfants ont été mis à contribution. Que ce soit directement dans le monde scolaire (participation des écoles à des dessins, témoignages, histoires…) ou par l’intervention des associations (MJC et autres) sous la forme de création de spectacles, ateliers photos, arts plastiques et graphiques… Les animatrices des bibliothèques départementales et municipales ont également pris une place importante dans cette démarche par les jeux, les expositions, la création de bibliographie par les enfants.
Le sommet de ce travail pédagogique fut sans doute atteint en 1999 à Beaufort-sur-Gervanne quand parents, enseignants, artistes intervenants, associations culturelles, troupes de théâtre, etc., avaient mobilisé des centaines d’enfants, donc de parents, de grands-parents, de voisins, d’amis…
Si les fêtes ovines dénommées « Vraies Folies Bergères » (1993-1997) de Camarès en Aveyron ont cessé, alors qu’elles auraient pu avoir de nombreuses années devant elles tant les artistes et créateurs avaient de la matière à mettre en œuvre, c’est bien par le manque d’adéquation avec la population locale qui se sentait non concernée, voire dépossédée de la fête locale, moment important dans la vie d’un village.
Les Caprines ne sont pas tombées dans ce travers, s’imposant comme des fêtes « à part » ou « en plus ». Par contre, ce choix a exigé des moyens financiers et humains très (ou trop ?) importants.

g - Une fête de territoire exigeante en moyens
Les Caprines ont « tourné » sur le Val de Drôme, s’implantant volontairement chaque année dans une commune différente : Chabrillan (1997), Bourdeaux (1998), etc., poussant vers le Pays de Die (Saint-Nazaire-le-Désert 2002), ou celui de Dieulefit (Vesc 2004). Chaque fois, le long travail de connaissance des ressources locales, personnes et associations, a du être recommencé, tout comme celui de leur mise en action. Une patience, un travail d’éducation populaire, une animation de territoire, qui, à l’analyse ne relevait pas des Caprines, mais de la structure intercommunale, trop frileuse dans ses appuis techniques et financiers. Le choix de cette méthode dévoreuse d’énergie humaine, fut l’une des causes de l’épuisement de la petite équipe des Caprines. Sans compter que chaque année, ce furent entre quinze et vingt veillées qui furent proposées dans le mois précédent la fête, dans des villages différents. Cette année, c’est le film de la plasticienne Alice Krichel « Terres caprines » qui servit de base à ces veillées et à leurs discussions.

2/ De l’apogée au « Bouc et Final »

a – La création d’une association pour une impossible MIC
Après l’apothéose des Caprines de Beaufort en 1999, (près de 4000 personnes), ce fut le tournant de l’an 2000 et de ses interrogations. La « grosse » fête fut remplacée par un « Printemps » éparpillé dans le temps et dans l’espace du Val de Drôme. Il eut son charme mais demanda autant d’énergie à l’équipe d’animation, tandis que s’affirmait le besoin de pérenniser le patrimoine caprin (dans tous ses aspects) révélé lors des manifestations précédentes. Ainsi naquit en 2000 l’association « Les Caprines », dont le double objectif était d’une part de préparer les fêtes annuelles, et surtout d’envisager la création d’une maison thématique « La Maison Internationale de la chèvre » (la MIC). Ce deuxième projet nécessita l’embauche d’un permanent, Eric Paye, qui ne ménagea pas ses efforts pour accompagner l’équipe dans l’avancement de l’étude de faisabilité de ce qui devait être une vitrine festive de la filière caprine Drôme-Ardèche. Comment un projet jugé « possible » ne put-il voir le jour après des années d’études ? Le choix (ou l’obligation ?) d’une assise territoriale trop locale alors qu’il aurait fallut d’emblée viser l’inter-régionnalité ? Une molle adhésion (qui pourrait être interprétée comme une molle hostilité) de la part de chaque élément de la filière caprine face à ce projet qu’elle jugeait concurrentiel ? Ou bien le simple fait que chaque structure veuille garder son indépendance, sa hiérarchie, ses prérogatives ?

b / Douze ans de bénévolat
L’équipe est sortie encore plus fatiguée, découragée par ce gâchis humain et financier.
Impossible de compter les heures de réunion, de déplacement, effectuées par le noyau de plus en plus réduit des bénévoles, afin de mener à bien ne serait-ce qu’une fête annuelle de qualité, qui demande six mois de travail en amont. Même charge de travail pour les différents animateurs salariés intervenant pour les Caprines : combien d’heures supplémentaires gratuites ont-ils offertes pour accompagner un travail rigoureux ? Voilà pourquoi l’équipe des Caprines a décidé – avec regret - de cesser son activité après une dernière fête à Chabrillan en 2008. Peut-être faut-il réfléchir aux paroles d’une ex-chevrière exprimées lors des Palabres du samedi précédant la fête : « Douze ans, c’est bien pour les Caprines. C’est la durée de vie moyenne d’une exploitation caprine ». Que reste-t-il de douze ans de Caprines, de palabres, de rencontres internationales, de travail des écoles, des associations, des artistes ? Des sculptures, des photos, de la musique, des dessins… La fête est-elle aussi éphémère que l’odeur du chèvre chaud ?
Restent le souvenir de très bons moments et des amis qui ont osé défendre des valeurs…

« Les Caprines ne sont ni une foire, ni un festival, mais une formule originale entre culture, agriculture et ruralité autour d’un thème identitaire d’un territoire : la chèvre. Elles sont à la fois une promotion novatrice de la filière caprine, une animation de la filière caprine, une animation de territoire, une valorisation de celui-ci et une programmation culturelle originale. »
Telle était « La formule des Caprines »…

Bibliographie

  • Revue « La Chèvre » (chaque année deux articles ont paru sur les Caprines, l’un dans la rubrique « actualité », l’autre dans la chronique « Histoire de chèvres » par Jean-Noël Passal (1996 à 2008)
  • « L’Esprit de la chèvre » Jean-Noël Passal, éditions Cheminements (2005)
  • « Culture caprine et image(s) de la chèvre et du chevrier au 20eme siècle » Jean-Noël Passal, Société d’Ethnozootechnie, N° 70 (2002)
  • « Les Caprines en Val de Drôme – Enquête sur les fêtes de la chèvre et leurs acteurs » Jean-Noël Passal, Mémoire de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Toulouse (2002)
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